En 2025, la détention de crypto-monnaies n’est plus un phénomène marginal. Avec plus de 15% des Français possédant des actifs numériques selon l’Autorité des Marchés Financiers, ces nouveaux patrimoines soulèvent des questions juridiques complexes en matière de succession. Contrairement aux biens traditionnels, les crypto-actifs fonctionnent sans intermédiaire central, rendant leur transmission particulièrement délicate. Le droit successoral français, malgré ses récentes adaptations, peine encore à appréhender ces actifs immatériels dont la valeur peut fluctuer considérablement. Cette réalité impose aux détenteurs et à leurs conseils de développer des stratégies spécifiques pour garantir la transmission effective de ce patrimoine numérique.
Le cadre juridique applicable aux crypto-monnaies dans le droit successoral français
Le législateur français a progressivement intégré les crypto-actifs dans l’arsenal juridique national. Depuis la loi PACTE de 2019, complétée par l’ordonnance du 9 décembre 2023 relative aux actifs numériques, ces derniers bénéficient d’un statut juridique plus clair. Ils sont désormais qualifiés de biens meubles incorporels, soumis aux règles générales du droit civil et fiscal.
En matière successorale, cette qualification entraîne l’application du régime commun : les crypto-monnaies font partie de l’actif successoral et sont soumises aux règles de dévolution légale ou testamentaire. Elles entrent dans le calcul de la masse successorale et sont prises en compte pour déterminer les droits des héritiers réservataires. La fiscalité applicable suit le régime des droits de succession classiques avec des taux progressifs selon le lien de parenté, après application d’éventuels abattements.
Cependant, cette apparente simplicité cache des difficultés pratiques majeures. Contrairement aux comptes bancaires ou aux biens immobiliers, les portefeuilles de crypto-monnaies ne font l’objet d’aucun recensement officiel. Sans information préalable, les héritiers peuvent ignorer jusqu’à l’existence même de ces actifs. Par ailleurs, l’évaluation de leur valeur au moment du décès pose des problèmes techniques, compte tenu de la volatilité inhérente à ces marchés.
La jurisprudence commence à se constituer sur ces questions. L’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 14 mars 2024 a confirmé que les crypto-monnaies constituent des biens saisissables et transmissibles, même en l’absence d’accès direct aux clés privées. Cette décision marque une avancée significative en reconnaissant la matérialité juridique de ces actifs immatériels, tout en soulignant la nécessité d’adapter les procédures d’exécution à leur nature particulière.
Les défis techniques spécifiques à la transmission des crypto-actifs
La particularité fondamentale des crypto-monnaies réside dans leur système d’accès et de contrôle. Contrairement aux avoirs bancaires traditionnels, l’accès aux portefeuilles numériques (wallets) repose exclusivement sur la possession de clés cryptographiques privées. Sans ces clés, les actifs demeurent techniquement inaccessibles, même pour les héritiers légitimes.
Cette réalité technique engendre un paradoxe successoral : des actifs légalement transmis peuvent rester pratiquement inaccessibles. Selon une étude de Chainalysis publiée en janvier 2025, près de 3,8 millions de bitcoins seraient définitivement perdus, dont une part significative en raison de décès sans transmission préalable des données d’accès. À la valeur actuelle, cela représente plusieurs dizaines de milliards d’euros de patrimoine effectivement disparu.
Les modalités de stockage multiplient les configurations possibles. Les wallets peuvent être :
- Physiques (hardware wallets comme Ledger ou Trezor)
- Logiciels (applications sur ordinateur ou smartphone)
- En ligne (sur des plateformes d’échange)
- Sur papier (paper wallets contenant les clés imprimées)
Chaque solution présente des vulnérabilités spécifiques dans un contexte successoral. Les wallets physiques peuvent être égarés ou devenir obsolètes. Les solutions logicielles sont soumises aux risques d’obsolescence des supports informatiques. Les plateformes d’échange peuvent faire faillite, comme l’a montré l’affaire FTX. Quant aux paper wallets, ils restent vulnérables aux destructions accidentelles.
La complexité s’accroît avec la multiplicité des protocoles et des jetons. Un détenteur peut posséder des actifs sur différentes blockchains (Bitcoin, Ethereum, Solana…), chacune fonctionnant selon ses propres règles techniques. Cette fragmentation complique considérablement l’inventaire et la transmission, particulièrement pour des héritiers peu familiers avec ces technologies.
Stratégies juridiques de planification successorale adaptées aux crypto-monnaies
Face à ces défis, plusieurs instruments juridiques peuvent être mobilisés pour sécuriser la transmission des crypto-actifs. Le testament demeure l’outil fondamental, mais son contenu doit être adapté aux spécificités des crypto-monnaies. Un testament numérique peut détailler l’existence et la localisation des actifs sans nécessairement révéler les clés d’accès elles-mêmes, préservant ainsi la sécurité du patrimoine jusqu’au décès.
La donation entre vifs offre une alternative intéressante, particulièrement dans une optique d’optimisation fiscale. Réalisée devant notaire, la donation de crypto-actifs permet de transmettre ces biens de son vivant, en bénéficiant potentiellement d’abattements fiscaux renouvelables tous les 15 ans. Cette approche présente l’avantage de pouvoir accompagner le donataire dans la prise en main technique des actifs transmis.
Le mandat posthume, prévu par les articles 812 à 812-7 du Code civil, constitue un outil précieux. Ce dispositif permet de désigner un mandataire spécialisé qui sera chargé, après le décès, d’identifier, de valoriser et de répartir les crypto-actifs selon les instructions du défunt. Ce mandat peut être particulièrement pertinent lorsque les héritiers ne possèdent pas les compétences techniques nécessaires.
Pour les patrimoines numériques conséquents, la création d’une structure dédiée peut s’avérer judicieuse. Une société civile de portefeuille ou une fiducie permet d’organiser la détention et la gestion des crypto-actifs dans un cadre juridique stable. Les parts sociales ou les droits sur la fiducie sont alors transmis selon les règles successorales classiques, tandis que la gestion technique reste confiée à des personnes compétentes.
L’assurance-vie, véhicule privilégié de la transmission patrimoniale en France, s’ouvre progressivement aux crypto-actifs. Depuis 2024, certains contrats proposent des unités de compte adossées à des paniers de crypto-monnaies ou à des ETF Bitcoin. Cette solution permet de bénéficier du régime fiscal avantageux de l’assurance-vie tout en simplifiant considérablement la transmission, puisque le capital sera versé directement aux bénéficiaires désignés sans passer par la succession.
Solutions techniques pour garantir l’accès posthume aux crypto-actifs
La mise en œuvre d’une stratégie multi-signature (multisig) constitue une approche technique particulièrement adaptée au contexte successoral. Ce dispositif permet de configurer un portefeuille nécessitant plusieurs clés pour valider une transaction. Par exemple, dans une configuration 2-sur-3, trois clés sont créées mais seules deux sont nécessaires pour accéder aux fonds. Cette redondance contrôlée permet d’anticiper la perte d’une clé tout en maintenant un niveau de sécurité élevé.
Les services de séquestre numérique (digital escrow) se développent pour répondre spécifiquement aux enjeux successoraux. Ces plateformes spécialisées conservent de manière sécurisée les informations d’accès aux portefeuilles et ne les transmettent aux bénéficiaires désignés que dans des conditions prédéfinies, comme la présentation d’un certificat de décès. Certains services comme Sarcophagus ou TrustVerse utilisent des contrats intelligents sur blockchain pour automatiser cette transmission conditionnelle.
Les solutions de récupération sociale (social recovery) représentent une alternative prometteuse. Ce mécanisme permet de désigner des personnes de confiance qui, collectivement, pourront autoriser la récupération d’un portefeuille. Contrairement au multisig, ces gardiens n’ont individuellement aucun pouvoir sur les fonds et ne peuvent agir qu’en cas de procédure de récupération explicitement déclenchée, généralement après une période d’inactivité prolongée du propriétaire.
Pour les détenteurs privilégiant la simplicité, les plateformes d’échange régulées offrent désormais des procédures successorales formalisées. Des acteurs comme Coinbase ou Binance ont développé des protocoles spécifiques permettant aux héritiers de réclamer les actifs du défunt sur présentation de documents légaux. Cette approche centralisée sacrifie une part d’autonomie mais simplifie considérablement la transmission.
La documentation détaillée reste néanmoins indispensable. Un dossier numérique sécurisé contenant l’inventaire des actifs, leur localisation et les procédures d’accès doit être créé et régulièrement mis à jour. Ce dossier peut être confié à un notaire, un avocat ou conservé dans un coffre-fort numérique accessible aux héritiers dans des conditions prédéfinies.
L’équilibre délicat entre sécurité et accessibilité posthume
La planification successorale des crypto-actifs confronte leurs détenteurs à un dilemme fondamental : renforcer la sécurité immédiate ou privilégier l’accessibilité posthume. Toute solution favorisant l’une tend à compromettre l’autre. Les dispositifs facilitant la transmission aux héritiers créent potentiellement des vulnérabilités exploitables du vivant du détenteur.
Cette tension se manifeste particulièrement dans la gestion des clés privées. La multiplication des copies ou des dépositaires augmente les risques de compromission, tandis qu’une sécurisation excessive peut rendre les actifs définitivement inaccessibles après le décès. Selon les statistiques du cabinet d’avocats Lexymore, spécialisé en droit des technologies, près de 67% des litiges successoraux impliquant des crypto-monnaies concernent des problèmes d’accès technique plutôt que des contestations sur la répartition juridique.
La réglementation MiCA (Markets in Crypto-Assets), pleinement applicable en France depuis janvier 2025, impose aux prestataires de services sur actifs numériques des obligations concernant la protection des investisseurs. Ces dispositions incluent la mise en place de procédures successorales transparentes, mais leur portée reste limitée aux actifs détenus sur des plateformes centralisées, laissant sans réponse la question des portefeuilles auto-hébergés.
Face à ces enjeux, l’approche la plus prudente consiste à élaborer une stratégie hybride combinant plusieurs niveaux de protection. Cette approche peut inclure :
- La séparation des informations d’accès entre plusieurs dépositaires de confiance
- L’utilisation de solutions techniques à déclenchement temporel
- La diversification des méthodes de stockage et des plateformes
- La formation progressive des héritiers aux outils cryptographiques
La temporalité nuancée constitue une piste prometteuse. Des solutions comme les « dead man’s switch » cryptographiques permettent de programmer la transmission automatique d’informations après une période d’inactivité, tout en prévoyant des mécanismes de réinitialisation régulière par le détenteur vivant. Ces systèmes créent une forme de sécurité dynamique qui s’adapte aux circonstances sans intervention humaine extérieure.
Les notaires et avocats spécialisés développent désormais des compétences techniques pour accompagner cette planification sophistiquée. L’émergence de conseillers patrimoniaux maîtrisant à la fois les aspects juridiques et techniques des crypto-actifs répond à un besoin croissant d’expertise hybride, à l’intersection du droit successoral traditionnel et des innovations technologiques.
